La bête continuait de chercher ses appuis mais, faute d’une assurance retrouvée, elle titubait de droite et de gauche entre les arbres et ces derniers se retrouvaient régulièrement à faire office de support. Quand elle s’en détachait pour reprendre sa progression chaotique, elle laissait un souvenir cuisant à l’écorce sans défense. En partie arrachée là où les épines de la bête étaient venues tantôt se frotter tantôt se planter, l’écorce conservait également une teinte verdâtre qui évoquait inévitablement le pourrissement. Pour les arbres les plus chanceux il ne s’agissait là que d’un signe extérieur qui mettrait des années à guérir en attendant une nouvelle couche de peau protectrice. Pour d’autres, le venin des épines pénétrerait au-delà de l’écorce et entrerait dans la sève où le mal finirait de se propager pour ronger et pourrir l’arbre de l’intérieur, jusqu’à ce qu’il finisse par s’effondrer au milieu de ses congénères.
Bien des années plus tard, le trajet de la bête pourrait aisément être retracé tant celle-ci laissait des marques à la nature derrière elle, mais dans l’instant elle ne faisait que continuer ses trébuchements erratiques tandis qu’elle essayait de se remettre de son dernier voyage incontrôlé. Le temps dont elle disposait, avant de s’éclipser à nouveau pour voyager ailleurs, lui était inconnu. Si dans les premiers temps elle en avait gardé un contrôle et une perception sommaires, cela remontait à des temps immémoriaux qu’il n’en était plus rien. Elle subissait, le temps, le changement, la douleur.
L’aléatoire s’était récemment effacé devant une récurrence qui la ramenait encore et encore dans la même contrée mais, de cela non plus, elle n’avait aucune conscience.
Emergeant d’un mur de branchages et de ronces qu’elle fit s’écarter de force en en recevant les stigmates, elle déboucha sur un sentier naturel qui se poursuivait aussi loin que le lui laissait voir ses yeux baignés de purulence. Pour autant un point se détachait nettement et envahissait son espace visuel. A la lisière du chemin, une jeune femme s’était arrêtée en la voyant faire irruption sur le chemin.
Cette jeune femme n’affichait ni peur ni panique. Elle restait tout simplement là à regarder la bête, totalement passive, conservant le même masque que tous ceux qui avaient croisé sa route lui avaient toujours connu.
Puis, rompant avec l’absence d’expression qui s’était figée sur son visage depuis une éternité, elle afficha de la curiosité et fit un premier pas. Dans toute autre circonstance la bête se serait jetée sur elle tant la chair humaine était un met de choix pour elle. D’autant plus que son estomac criait famine depuis qu’elle avait vomi son dernier repas sous le coup d’une nouvelle mutation qui avait provisoirement déchiré ses organes internes. Mais la bête restait interdite, et une conscience oubliée s’éveilla en elle. Du plus profond, un cri, un sentiment émergea.
Alors elle se mit également en marche et alla à la rencontre de la jeune femme. A plus courte distance, elle pouvait distinguer les immenses yeux bleus à nuls autres pareils. Enfin, dans un instant où tout semblait s’être arrêté, les deux créatures furent face à face, ne laissant qu’un mince espace entre leurs deux visages. Avec une telle proximité, il n’en ressortait que d’autant plus la disproportion entre la bête et la jeune femme. Dix fois plus massive que la petite humaine, la bête devait pencher ce qui lui servait de cou pour abaisser sa face immonde à hauteur égale.
Cette face, hérissée de trois défenses dont une qui menaçait de tomber à force de putréfaction, la bête ne pouvait l’approcher plus sans risquer de blesser involontairement mais gravement celle qui se tenait devant elle. Alors elles restèrent immobiles un instant à se regarder dans les yeux tandis que ceux de la jeune femme prenaient progressivement un aspect humide.
Puis des gouttes se mirent à rouler le long de ses joues et elle se mit à pleurer franchement. La jeune femme fit alors le dernier pas qui les séparait et vint poser son front contre la peau rugueuse de la bête. Nul témoin de cette scène incongrue où, la plus douce et la plus belle des humaines qui soit, communiait avec la plus affreuse et putride des bêtes. Ainsi réunies se côtoyaient une peau parfaitement lisse avec celle aléatoirement hérissée d’écailles grisâtres et de cartilages ; de longs cheveux blonds et soyeux, qui venaient caresser la face de la créature, avec des bouts de carnes poilus issus des restes de repas qui s’étaient accrochés à une corne.
La bête eut un soubresaut tandis qu’une nouvelle mutation s’opérait de l’intérieur et que l’un de ses flancs se mettait à présenter une écœurante proéminence. Pourtant aucunes des deux n’y prêta attention et toutes deux restèrent entièrement focalisées sur leur instant partagé. Puis l’humaine leva les deux mains et vint les poser des deux côtés de la face monstrueuse. Une douce lumière blanche se mit à palpiter tel un halo qui entourait le visage des deux créatures et se propageait désormais le long de la bête. L’instant s’éternisa au sein de la forêt silencieuse qui semblait ainsi vouloir respecter ce moment de grâce.
Il fallut un bruit de branchage au loin, signalant l’arrivée d’un autre être vivant, pour que la bête ne s’arrache à cet instant de paix retrouvée. Précautionneusement elle fit un premier pas en arrière, puis plusieurs, afin de pouvoir s’éloigner sans blesser la jeune femme. Elle devait se dépêcher avant que ses instincts ne reprennent le dessus et qu’elle n’inflige à la petite humaine le spectacle de l’instant où elle se jetterait sur l’arrivant et le déchiquèterait à coups de cornes et de dents.
Il lui fallait profiter des derniers instincts de conscience pour fuir au loin. Et c’est ce qu’elle fit dès qu’elle le put sans risques. Elle partit en s’élançant de toutes ses forces et de toute sa vitesse sur le chemin puis bifurqua pour s’enfoncer dans la forêt et y disparaître, laissant seule la jeune femme qui pleurait à chaudes larmes.
Derrière celle-ci, un peu plus loin sur le chemin, apparut un villageois qui semblait ostentatoirement à la recherche de la jeune femme. Marqué par l’inquiétude il l’appelait de son prénom mais, en l’absence de réponse, s’avança vers elle tandis qu’elle restait tournée en direction de là où la bête avait disparu. Le temps que le villageois la rejoigne, les larmes avaient séché et le vide expressif avait repris sa place, tel qu’il en avait toujours été depuis l’éternité.
Il fallut deux jours entiers pour que le processus s’achève mais une fois fini, il ne semblait plus rien subsister. Autour du corps, un cercle se détachait nettement du fond vert des herbes qui l’entouraient. La nature avait subi les affres de la putréfaction qu’avait charrié la bête avant qu’elle ne fût dissipé.
En lieu et place une femme se tenait en position fœtale. Roulée en boule, elle commençait à s’animer de petits mouvement tandis que sa conscience s’éveillait de ce qui lui avait semblé avoir été un sommeil éternel.
L’évènement de cette rencontre, qui avait permis à ce que la bête cède la place à celle qui était femme à l’origine, était infiniment improbable. Une telle réunion au sein de l’immensité tenait difficilement du hasard mais toujours était-il qu’il avait eu lieu. Et que si les apparences présentaient la bénédiction d’une guérison qui avait permis le retour d’une femme, il eut été difficile d’y entrevoir tout l’enchaînement d’évènements que cela allait provoquer, et tout le mal que cela allait apporter.
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